L’Efficacité à l’aune de la Fécondité
Nous sommes formatés par une pensée qui met en exergue l’efficacité de l’action (aller vite) en omettant trop souvent la recherche de sa fécondité (aller loin). En mettant l’accent de façon trop marquée sur leur efficacité, nous rendons nos actions bien souvent infécondes à moyen ou long terme.
Lorsque j’ai créé et commencé à développer l’association Passerelles & Compétences, je la voulais la plus professionnelle possible. Je souhaitais y retrouver les mêmes standards d’efficacité que ceux que j’avais connus dans le cabinet de conseil dont j’avais été associé et que je venais de quitter.
Travaillant avec des bénévoles eux-mêmes très professionnels dans leur métier, il me semblait évident que nous ne pouvions pas ne pas atteindre un certain niveau d’efficacité. J’ai vite déchanté. Ou plutôt, je me suis vite « réenchanté ».
J’ai très vite compris que j’allais devoir changer mon regard sur la notion d’efficacité si je ne voulais pas que cette belle aventure s’arrête là. Car comment demander à quelqu’un d’être essentiellement efficace lorsqu’il est bénévole, donc lorsqu’il est là par sa seule bonne volonté, avec ou sans ses compétences selon ce qu’il désire. Si je voulais espérer de l’efficacité, il m’est alors apparu indispensable de savoir à quoi sert cette efficacité. Le but de notre action est-il d’arriver vite ou d’arriver loin ?
Il faut avouer que cette notion de fécondité est assez complexe à appréhender et seule l’expérience concrète nous permet peut-être de comprendre leur différence. Prenons l’exemple d’une association essayant de sortir des SDFs de la rue. Si elle cherche à être efficace elle essayera de sortir le plus grand nombre de SDFs qu’elle pourra de la rue chaque année. Ce faisant, elle prendra, pour être efficace, des solutions qui mettra souvent l’organisation sous contraintes (de temps, financière etc) qui l’amènera lentement mais surement à sa propre limite. Si la même organisation cherche à être d’abord féconde, sa question principale ne sera pas combien elle sortira de SDFs chaque année de la rue, mais combien elle en aura sorti au total, le jour où elle arrêtera son intervention, si jamais un jour elle s’arrête. Elle acceptera alors souvent de perdre de temps en temps en efficacité pour ne jamais mettre en péril la structure et lui assurer ainsi sa pérennité. On peut porter le même regard sur une entreprise lucrative au regard de la distribution de dividendes. Faut-il investir au regard d’un espoir sur un dividende annuel important, au risque de mettre en danger la durabilité de l’entreprise elle-même ou bien regarder la somme totale des dividendes années après années, et ainsi accepter de laisser l’entreprise vivre ses moments de tensions ou l’efficacité devient un poison pour les mêmes raisons (mise sous pression des équipes, réductions des dépenses d’investissements, etc, pour mettre le court terme en exergue au détriment du futur) ?
En fait, notre recherche d’efficacité dans nos actions part du présupposé que les fruits de nos actes doivent obligatoirement s’inscrire dans le cadre de notre propre temporalité, que nous devons être capables de les voir et les mesurer de notre vivant. Ayant finalement assez peu confiance dans l’avenir et dans les autres, la quête d’efficacité s’inscrit dans la volonté un peu maladive de maîtriser les paramètres essentiels de notre vie et de nos actions. Ceux-ci ne serait finalement qu’une enfilade simple et surtout rationnelle d’actes et de décisions que nous maîtrisons totalement et qui doivent porter leur fruits rapidement, au risque de se décourager et de considérer l’action comme inutile. D’où cette recherche frénétique d’efficacité à court terme. Au contraire, rechercher la fécondité d’une action c’est faire un pari sur l’avenir, c’est accepter de ne pas voir le fruit de nos actes ou en tout cas seulement de façon très partielle. C’est reconnaitre que le chemin est surement plus long et complexe, que le temps qui court de notre naissance à notre mort ne peut le contenir et que nous n’avons pas l’intelligence suffisante pour appréhender toutes les facettes et les répercussions de nos actes. C’est accepter de n’être qu’un maillon de la chaine, la chaine de la fécondité de l’Humanité toute entière, et que nos actes porteront des fruits que nous n’avons même pas imaginé.
Différencier ainsi efficacité et fécondité nous amène par conséquent à nous reposer la question du temps. Celui-ci est-il un allié ou un ennemi de nos actions. Notre quête d’efficacité nous ramène bien souvent à une course contre le temps, qui devient un ennemi en plus d’être un élément incontrôlable. Elle éclaire de façon crue notre propre finitude, nous relie à notre propre mort et à la volonté quasi obsessionnelle de l’homme moderne de la dépasser et de la maitriser. Puisque nous ne pouvons maitriser le temps, faisons en sorte que nos actions portent des fruits rapidement et nous aurons l’illusion d’une certaine immortalité. Dans la recherche de fécondité, le temps peut redevenir un allié, si tant est qu’on en accepte les contraintes. Plus on prend de temps pour réaliser une action, plus elle a le temps de se confronter au réel et aux hommes, plus elle a de chance d’aboutir. Lorsque vous animez des bénévoles, vous savez que le temps de la décision est obligatoirement long car pour être féconde, une décision doit obtenir l’assentiment du plus grand nombre. Or chacun chemine à son propre rythme qu’il est indispensable de respecter. Cela semble bien souvent inefficace, mais combien de fois j’ai pu vérifier la fécondité de ce processus ! Si tant est bien sûr que la prise de décision ou l’action soit bien le but recherché et non juste l’échange… inefficace et totalement stérile.
Faire cette différenciation nous ramène également d’une certaine façon à notre transcendance. Sommes-nous le début et la fin de nos actes. Ceux-ci doivent-ils être posés pour nourrir notre propre soif de reconnaissance, ou sommes-nous juste les maillons d’une chaine, d’une volonté qui nous dépasse, que nous ne pouvons pas appréhender. Sommes-nous l’Alpha et l’Omega de notre propre vie et de nos actions ? Le but de notre vie doit-il être mesuré dans notre propre temps ? Nous posons des actes dont nous ne maitrisons pas les fruits et que nous confions à ceux qui nous suivent. Il peut même être dangereux et inhibant de vouloir les contrôler. Je ne sais plus qui disait qu’un artiste qui recherche la gloire de son vivant n’a aucune chance de passer à la postérité. Celui qui recherche obstinément l’efficacité a finalement assez peu de chance de porter du fruit au-delà de sa propre vie.
Vouloir contrôler à tout prix l’efficacité de nos actes, c’est aussi croire qu’ils sont déconnectés d’interactions extérieures, que notre volonté seule peut les influencer, ou qu’en tout cas que nous sommes capables de contrôler l’impact de ces interactions sur notre projet. Il s’agit de tout envisager, sans laisser de place à l’inattendu. L’inattendu nous ramène à la limite de notre intelligence puisque nous n’avons pas pu imaginer son occurrence. L’efficacité consiste donc à ne plus faire confiance dans l’avenir, à ce que notre intelligence n’a pu imaginer possible, à ne s’en remettre que dans un espace-temps court et qu’ensuite advienne que pourra (« après moi le déluge »). Ceci peut conduire au final à une négation absolue de l’Espérance. La grande richesse de la fécondité vient de notre capacité à savoir nous abandonner, à abandonner nos actes, en toute intelligence et responsabilité, à l’environnement extérieur, aux gens qui nous entourent, à la succession d’évènements que nous ne pouvons pas maitriser, naturels, surnaturels, humains, divins, quels qu’ils soient. C’est avoir confiance dans l’avenir. C’est se remettre dans le sens de l’Espérance. L’Esperance que porte l’homme en recherche de fécondité, c’est finalement que son projet se construise, se développe mais surtout le dépasse totalement, et sorte de la limite temporelle ou spatiale de sa vie pour pouvoir porte du fruit bien au-delà de ses propres limites humaines. Peut –être est-ce cela, finalement, l’immortalité.
Il serait tout aussi dangereux de se réfugier derrière cette réflexion pour dénier à l’efficacité tout intérêt. Rechercher la fécondité n’est pas refuser la mesure de l’efficacité de nos actes, mais c’est accepter de ne pas en faire le but ultime de nos actions. Cette mesure et cette validation de ce que nous faisons est indispensable car elles nous permettent de mesurer nos limites, de voir ce qu’il est en notre pouvoir d’améliorer, et accepter ce que nous ne pouvons corriger, tout en gardant comme objectif ultime la recherche de la fécondité. C’est accepter nos propres limites et notre humanité.
Le bénévolat est une merveilleuse façon de découvrir la force de cette fécondité et la limité de la quête d’efficacité. Il est par essence d’une efficace limitée, puisque je suis obligé de m’en remettre en permanence à d’autres pour porter les fruits de mon action. Et si je cherche à être moi-même le porteur de ses fruits, donc à être efficace, les bénévoles s’en vont, ne s’engagent pas, car je ne leur fait pas confiance. Je ne porte pas une Espérance commune mais un espoir individuel. Je serai surement efficace, mais quel manque de fécondité. C’est en leur confiant la responsabilité des fruits de mes actions que nous devenons tous féconds ensemble.
C’est en récréant la chaine humaine de la fécondité que nous avons toutes les chances de redevenir terriblement efficaces.
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